
Que cette information vous soit complètement passée dessus ou non, les faits sont là: Gims, son frère Dadju et Slimane ont repris le single le plus vendu de la décennie 1990, Belle.
Belle a 23 ans
Titre phare de la comédie musicale Notre-Dame de Paris des très inspirés Luc Plamondon et Richard Cocciante, Belle a marqué l’histoire de la chanson française et ma mémoire au fer rouge.
Avant de vous parler de la version 2021 de cette chanson, il me faut poser un contexte. Le single Belle est sorti en 1998, et la comédie musicale a explosé en 1999. J’avais 11 ans et je me suis pris ça dans la gueule comme un truc que je n’avais jamais entendu avant. Notre-Dame de Paris a initié le retour des comédies musicales en France, et si cela n’a pas apporté que du bon, il faut convenir que ce spectacle avait un sacré cachet. De part la puissance des musiques, la finesse et la beauté du livret et, bien sûr, la performance vocale des sept chanteurs et chanteuses.
J’étais vraiment fan de cette comédie musicale, et les interprètes étaient sur tous les plateaux de télévision des émissions de variétés, à une époque où celles-ci avaient encore beaucoup d’influences sur la vente des billets. Certains aiment des joueurs de foot, d’autres des comédiens. Mes idoles à moi, c’étaient Hélène Ségara, Julie Zenatti, Garou, Patrick Fiori, Bruno Pelletier, Daniel Lavoie et Luck Mervil. Voilà, j’ai juste posé le décor.
Le vieux réac qui squatte mon cerveau
On me dit plutôt tolérante et ouverte d’esprit. Pourtant, sur certains sujets, et d’autant plus sur le terrain de l’appréciation artistique, quand il s’agit de donner mon avis, j’ai l’impression qu’un ronchon de 80 ans parle à ma place. Cela touche des sujets aussi éclectiques que les reprises de mes titres préférés, le « courant littéraire » qui englobe Twilight et 50 nuances de Grey, Les Marseillais ou les textes des chansons de Gims (sérieux, « la chaise sur laquelle elle s’assoit? »). Dès que j’en approche trop près, c’est épidermique, c’est Berk.
Alors quand j’ai vu passer la reprise de Belle par Gims et sa flotte, mon vieux s’en est donné à coeur joie: « Mais c’est pas possible, comme peut-on reprendre cette sublime chanson, ça va saigner dans les oreilles, c’est un scandale, en plus ils vont la réarranger pour faire « moderne », et ça va être de la merde, tout ça pour se faire du fric, pauvre Victor Hugo il doit se retourner dans sa tombe » (en supposant que la version de Plamondon/Cocciante ne l’ait pas déjà fait creuser plus bas. Mon vieux a de l’auto-dérision).
Je l’aime bien, le vieux réac qui habite mon cerveau. Je l’imagine très ridé, avec un chapeau de cow-boy sur la tête, habitant un ranch au Texas (ou au Tennessee selon ma bestie, on n’a pas réussi à se mettre d’accord) et à déblatérer des discours passéistes à son âne Cadichon en fumant des clopes. Mais j’avoue que des fois, il est un peu con. Alors quand j’ai regardé le clip 2021, j’ai demandé à mon vieux Texan de la mettre en veilleuse.
Un clip… audacieux (il y a du 2e degré dans ce titre)
Car ma vraie peur, celle qui bouffait mes entrailles et leur fils, c’était que la reprise soit mieux que l’originale. Et que mon cerveau soit tellement phagocyté par son locataire que je ne sois pas capable de m’en rendre compte. Je vous retransmets donc le plus fidèlement possible les pensées qui me sont alors venues:
- L’ambiance est cheloue, quand même.
- Slimane a une très belle voix. Et il interprète très bien sa partie, il y a beaucoup d’émotions.
- Ok, réarrangement discret, c’est cool.
- Dadju doit arrêter Auto-Tune, ça s’entend !
- Pourquoi ces tournesols ?
- Y’a pas à dire, la voix de Gims elle calme direct. Sa partie est très belle.
- Mais… il a changé les paroles ! Pourquoi « j’aimerais être homme de foi » au lieu de « je ne suis pas homme de foi » ?
- L’harmonie des voix au dernier couplet est superbe.
- Pourquoi coupent-ils la dernière phrase ?
Je pourrais pinailler des heures mais au final je trouve que la reprise est réussie. Elle a le mérite de dépoussiérer un titre qui, bien qu’il fut l’hymne de ma jeunesse, a déjà 23 ans (ce qui est plutôt jeune dans l’absolu mais plus tout jeune en musique et pas du tout jeune en âge de chat). Et donc de la faire découvrir à la nouvelle génération. Et si, dans celle-ci, quelques-uns auront la curiosité d’aller découvrir la version originale, puis la comédie musicale entière (un vrai bijou) et, pourquoi pas, le roman de Victor Hugo, cette reprise n’aurait au moins pas servi à rien.
Où est le temps des cathédrales ?
Vocalement, je n’ai donc pas grand chose à reprocher. J’aurais trouvé plus logique que Dadju prenne en charge la partie Phoebus, pour des questions de tessitures, mais c’est une appréciation subjective. La reprise reste cependant au dessous de l’original en terme de subtilités d’interprétation, et un « petit » détail me dérange beaucoup.
Où est le texte ?
Composée de trois complets et d’une reprise, Belle expose successivement le point de vue de trois hommes sur la même femme. Quasimodo, Frollo et Phoebus chantent leur désir d’Esmeralda la gitane et les raisons qui contrarient ce désir (Quasimodo parce qu’il est laid, Frollo parce qu’il est prêtre, Phoebus parce qu’il est maqué). Or, je ne vois rien de cette histoire dans le clip. La jeune femme – incarnant une Esmeralda moderne – passe de l’un à l’autre sans que ce désir ne soit interrogé (alors que c’est le thème central de la chanson). Le clip met en scène un moment évident de flirt de la femme avec Dadju, sur le couplet de Frollo donc, ce qui est un contresens problématique par rapport à la relation des personnages dans le roman. Il semble donc que ces derniers soient totalement écartés de cette version, ce qui est dommage. Mais je peux admettre qu’un clip soit une oeuvre à part et ne doive pas forcément suivre explicitement le texte. Le film développe un univers esthétique plutôt cohérent, où les essais scientifiques et les masques font un parallèle évident avec notre réalité. Mais, pour évoquer l’actualité, prendre comme support une chanson évoquant une tragédie amoureuse au Moyen-Age est-il le choix le plus pertinent ? Je pose juste la question.
Mon vieux Texan continue de pester. En fait, ce qui me dérange, c’est que toute mention à l’histoire de base ait presque été gommée. Ces personnages, imaginés par Victor Hugo dans son roman monumental Notre-Dame de Paris, incarnent chacun une vision de l’amour (l’amour pur ou naïf de Quasimodo, l’amour passion et destructeur de Frollo, et le plan cul de Phoebus) et sont des figures qui ont fortement marqué la littérature, le cinéma, et tout simplement la culture populaire, et qui ont résonné bien plus qu’une simple histoire d’amours contrariées. Autour de la chanson Belle, il est tout un contexte historique, culturel, social qui se perd dans cette reprise. On pourrait encore se demander si c’est vraiment un mal, si toute reprise culturelle se doit de respecter un minimum le matériel de base, si certaines choses finiront irrémédiablement aux oubliettes du passé. « Ceci tuera cela », me répondrait Victor Hugo. « Ta gueule », lui répliquerait mon squatteur.
Et sur ce point-là, je suis d’accord avec mon vieux Texan. Bien que correcte, cette reprise manque cruellement de gargouilles, de vitraux et de chair. Et comme j’ai offert à cette reprise beaucoup trop de vues Youtube en écrivant cet article aux enjeux si cruciaux, il est temps de revenir à la meilleure version.