
Crénom, Baudelaire ! – Jean Teulé
Scoop: Charles Baudelaire n’était pas le gendre idéal. Ni le fils, d’ailleurs. Enfant terrible de la poésie, rongé par un indécrottable cynisme, condamné pour « outrage à la morale publique et aux bonnes moeurs », Baudelaire mena une vie de bâton de chaise au cours de laquelle il passa son temps à mâcher son spleen en fumant du haschisch et à rédiger ses Fleurs du mal. Qui firent de lui l’un des poètes les plus respectés de sa génération. Pour certains, c’en est même le meilleur, tant ses vers façonnèrent la face de la poésie moderne.
Un punk au royaume des vers
Loin de la vision mystique du « poète maudit », Jean Teulé s’attaque à l’homme derrière l’auteur en prenant le point de vue, certes radical, que Baudelaire est un sombre connard. Mauvais, égocentrique, misogyne, ingrat, drogué 24h/24… un vrai bonheur à vivre ! Comme il est toujours désargenté, il laisse des ardoises dans tous les hôtels et pensions de Paris, emprunte à qui veut bien lui payer à boire (surtout à sa mère et à son éditeur Poulet-Malassis, lui-même un sacré personnage) et rembourse son monde avec des insultes pleines d’esprit et des vers méchamment inspirés. « Charles Baudelaire, premier punk sur terre ! » (p.155

À « punk », le siècle préférera le qualificatif de « dandy ». Tout taré qu’il est, Baudelaire n’en est est pas moins un protagoniste délicieux à suivre dans ses tribulations. On navigue dans sa vie, dans ses amours, dans ses poèmes, dans Paris, glanant au passage de superbes anecdotes – savez-vous de quoi rêvait Baudelaire en guise de couverture des Fleurs du Mal ? – qui, si elles éclaboussent la vérité historique, donnent surtout envie d’en savoir plus. Le récit se suit facilement, grâce à la plume gouailleuse de Teulé qui mélange les registres avec virtuosité et humour. Ce portrait jubilatoire et irrévérencieux aurait pu faire sourire le poète.
L’autre point fort est que, bien documenté, Jean Teulé met dans la bouche des personnages des mots qu’ils ont vraiment prononcés ou écrits, à fortiori ceux de son personnage principal. Ces citations plus ou moins cachées m’ont donné l’illusion d’entrer dans la tête de Baudelaire. Teulé arrive à nous montrer la société parisienne à travers les yeux de Baudelaire, à nous montrer ce que voit Baudelaire quand il rédige ses poèmes. Ce procédé ne le rend peut-être pas plus sympathique, mais du moins touchant.
Une explosion de gaz chez un vitrier
Certains poèmes des Fleurs du Mal se glissent au fil des pages, respirations nécessaires pour comprendre qui était Baudelaire et pourquoi on le lit encore aujourd’hui.
Déjà vers 1850, il fait sensation auprès de ses contemporains, qui voient en lui un excentrique à la folie créative: « Il a presque une renommé sans avoir jamais publié un vers » (p.108). Même s’il « se compte avec une superbe assurance comme le meilleur des poètes à venir » (p.30) et qu’il attend sur l’opium pour le « [métamorphoser] en poète augmenté qui saura pétrir de la boue en or » (p.73), Baudelaire est rongé par le doute :
« J’ai compris que, dans les inspirations de mes prédécesseurs, sujets, thèmes, il ne reste plus qu’à glaner pauvrement, et qu’il me faudra découvrir un autre filon où s’articulerait Éros et Thanatos , où poindrait toujours le Mal ».
Jean Teulé, Crénom, Baudelaire !, Mialet Barrault Éditeurs, p. 95.
Écrasé par les Romantiques dont Victor Hugo est le chef de file, il ne peut trouver le salut et le statut d’artiste qu’en faisant table rase du passé, décorsetant une poésie à la métrique trop bien huilée et lui donnant un nouveau souffle. Jean Teulé parvient à nous restituer ce milieu du 19e siècle incertain, dans un Paris à l’architecture mouvante qui voit l’arrivée du « Progrès », aux changements sociétaux profonds et au cours duquel la littérature va connaître une véritable révolution. On croise d’ailleurs, avec joie, dans de sombres estaminets ou de coquets salons entre autres Nerval, Musset, Courbet, Delacroix, Du Camp ou les Frères Gongourt.
S’il ne s’agit pas de la biographie la plus partiale ou exacte de Charles Baudelaire, c’est l’une des meilleures introductions, sans conteste la plus drôle, aux Fleurs du Mal. « Une explosion de gaz chez un vitrier » (p.155) : derrière la figure de son auteur, ce fabuleux et fascinant recueil apparaît comme le réel sujet du Crénom, Baudelaire ! de Jean Teulé.